Horizon à de rares intervalles

Iris Hutegger
13/07/2020 > 30/08/2020

Iris Hutegger


Iris Hutegger : Horizon à de rares intervalles

Il faudrait presque ne rien écrire sur son travail. Ou s’assurer que le public ne lira les textes qu’après avoir découvert les œuvres. Préserver l’enchantement.
C’est d’abord un paysage. Des courbes grises sur un horizon blanc, de la roche. Puis apparaissent des brins d’herbes, des mousses et des tapis de fleurs. Une montagne de printemps.
Approchez-vous. Plus près. Le végétal gagne en relief. Avant de disparaître : des fils de polyester ont remplacé l’herbe et la mousse. C’est un entrelacs cousu à la machine, plus ou moins serré, plus ou moins épais.
Iris Hutegger fait pousser des fleurs dans le désert.
Comme les plus belles histoires, celle-ci commence par un malentendu. Iris Hutegger prend des cours à la haute-école d’art de Bâle, en Suisse. Mécontente des photographies qu’elle vient de réaliser, la jeune femme songe à déchirer les tirages. Puis aperçoit la machine à coudre posée sur une table à côté. « Je n’ai pas réfléchi, cela a été instinctif. J’ai pris les images et j’ai commencé à coudre par-dessus. Cela a été ma manière de les détruire. » C’était en 2003 et depuis, l’Autrichienne installée en Suisse n’a jamais cessé. Il lui a fallu deux années d’expérimentation pour trouver la bonne technique, le bon papier.
Les photographies sont prises en argentique avec des pellicules couleur avant d’être passées en noir et blanc, manière de les rendre plus abstraites, de « transformer la photographie en image ». Les montagnes, et quelquefois les bords de mer, se situent en Suisse, en Islande ou encore aux Etats-Unis mais cela n’a pas d’importance. Iris Hutegger les choisit précisément sans végétation pour empêcher toute identification, mêlant les courbes douces aux falaises abruptes.
La couture d’un tirage peut durer une semaine ou une année, l’artiste travaille plusieurs photographies à la fois, jouant des va-et-vient et procédant par petites touches jusqu’à atteindre ce qu’elle avait imaginé. Les camaïeux varient en épaisseur, parfois si légers que l’on dirait une coquetterie de la montagne, comme un léger fard à paupière. Jamais ils n’atteignent le ciel, d’un blanc laiteux. La palette d’Iris Hutegger est restreinte, favorisant le doute et la contemplation silencieuse. La brodeuse n’appose ni fleurs ni mousse mais des couleurs, des structures et des ambiances.
Le geste en appelle à la peinture et à la sculpture tant qu’aux premiers tirages photographiques colorisés à la main. Mais l’utilisation de la machine est une évidence. « C’est un outil, cela permet une distance par rapport à l’œuvre. Et je voulais m’éloigner du côté artisanat féminin. » Le galeriste Jacques Cerami, lui, y voit une forme de violence, une manière de manifester contre la marche du monde, loin de l’image des femmes penchées sur leur ouvrage. « C’est vrai qu’il y a quelque chose de violent dans mon travail, puisque chaque œuvre démarre par une destruction. Il est toujours difficile pour moi de commencer parce que je sais que j’abîme une photographie », acquiesce Iris Hutegger. Cicatrices aussitôt comblées par le fil.
Ce travail d’orfèvre offre une réflexion sur la notion de paysage et la préservation de la nature. Les lieux sélectionnés par l’artiste sont vierges de toute présence humaine. Trop inhospitaliers, ils sont les derniers prés carrés de Mère Nature. « Jusqu’à quand ? », semble demander Iris Hutegger en y apposant sa griffe. « Nous perdons toujours plus de paysages », déplore l’artiste. Elle a choisi d’intituler cette exposition « Horizon à de rares intervalles » pour signifier le chaos ambiant qui obstrue la vue. A la manière d’un géologue, c’est un travail à plusieurs couches, esthétiques et réflexives. On peut y voir de la beauté pure ou de la poésie. On peut y voir de la nostalgie. On peut y voir un manifeste.
Chaque courbe, chaque fil, chaque couleur appelle à la projection. Qu’y a-t-il de plus personnel que la perception d’un paysage ? L’enfance et la culture sont ici convoquées. Et dans l’œuvre d’Iris Hutegger, cette perception change à mesure que l’on approche ou s’éloigne de l’image, à la manière des hologrammes qui fascinent les petits.
Virtuose, Iris Hutegger a pourtant mis longtemps à se considérer pleinement comme une artiste. Arrivée d’Autriche en Suisse en 1990, la jeune femme travaille comme infirmière. A 24 ans, la vision d’une statue qu’elle ne peut s’offrir est un premier déclic. A trente ans, alors qu’elle se familiarise tout juste avec les musées, l’autodidacte s’inscrit aux cours du soir de l’école d’art de Zurich. Elle s’essaie à la terre, à la pierre et au dessin. La plasticienne garde une image joyeuse de ces premiers temps de création, lorsqu’elle ne bénéficiait d’aucune connaissance en histoire de l’art et ne subissait donc aucune influence. Une liberté qu’elle a retrouvé au fil des années.
Iris Hutegger brode des paysages et imagine des installations. De la terre et des fleurs dans une valise. Des pissenlits émergeant d’entre les lattes d’un parquet. Une chaise évidée donnant sur une photographie de paysage. Réflexions sur une nature hors sol.
Caroline Stevan.

A propos des paysages photographiques cousus de Iris Hutegger.

Le point de départ du travail de Iris Hutegger est la photographie de paysage en noir et blanc. Ses paysages photographiés rappellent ceux monumentaux de la fin du 19è siècle de photographes tels que Timothy O’Sullivan (1840-1882), mais en même temps en offre une version plus douce, plus enracinée (ou ancrée), plus séculaire.
A la différence des paysages de O’Sullivan, ceux de Huttegger suggèrent la possibilité (ou la perspective) de marcher plutôt que d’arriver, la possibilité de chercher plutôt que de trouver. De plus, l’intérêt de l’artiste ne réside pas tant dans le résultat final de l’acte de photographier mais plutôt dans la matérialité du processus qui constitue la photographie. Hutegger étudie conceptuellement le mécanisme photographique, modifie et intervient sur ses résultats afin de questionner les axiomes sous-jacents du medium lui-même.
Par contraste avec la photographie traditionnelle, le travail de Hutegger ne se limite pas à imprimer une image sur du papier mais va au-delà. Dès que ses paysages deviennent des images imprimées, Huttegger les pénètre en trouant le papier avec une machine à coudre. Elle emmêle (ou recouvre) littéralement des parties des paysages dans des réseaux de fils cousus mécaniquement, créant par ce fait des trous, des creux et de espaces dans ses images imprimées.
En faisant cela, Huttegger montre et déconstruit l’une des caractéristiques fondamentales de la photographie : celle de transformer le monde en une surface plane et lisse.
En incorporant ses paysages de fissures, d’interruptions, d’expansion, les images cousues de Hutegger s’attaquent à l’illusion de persistance et d’intégrité de la photographie. Pour Huttegger, l’image imprimée n’est pas une surface frontale vue seulement d’un côté. Ses réseaux de fils cousus adressent l’autre côté de l’image, habituellement invisible et renié, mais sans le révéler.
Huttegger questionne la prétention de la photographie de pouvoir contrôler l’image du monde. Ses images cousues réfléchissent aux inconsistances de la réalité et de la vie, mettant en lumière et en pratique leur perméabilité. Alors que la photographie homogénéise et encadre la réalité, Huttegger redirige notre perception vers l’hétérogénéité et l’infini. Ses fils cousus libèrent l’image de son cadre, la réorganise en une entité changeante, modifiable, mouvante, en croissance.


Le travail de Hutegger combine deux instruments mécaniques : l’appareil photographique et la machine à coudre. Le premier est un mode d’activité standardisé tandis que la deuxième est plus imprédictible, non discipline, permettant à Huttegger de combiner mécanique objective et subjectif, le programmé avec l’expressif.
De plus, son travail combine aussi deux types de topographies, celle du paysage aplati par la photographie imprimée et celle qui lui est superposée : la topographie du réseau de fils cousus.
Les images imprimées cousues de Hutegger sont aussi un réel acte de couture. Tout en réalisant des fissures, des trous et des creux dans la surface lisse des photographies imprimées, elle les coud et les traite comme des peaux et des tissus blessés en voie de guérison, rendant la distinction entre l’image et le physique impossible.
Ory Dessau, Gand, Avril 2020