DESSINS

Michael Matthys
16/03/2018 > 28/04/2018

Michael Matthys


Michael Matthys
« Dessins »
Discussion avec l’artiste
& Annabelle Dupret

L’œuvre de Michel Matthys, exposée à la Galerie Cerami à partir du 16 mars 2018, représente une vue particulière sur ses recherches. Celles-ci puisent leurs sources dans le roman de Joseph Conrad « Au cœur des ténèbres ». Loin du thème emprunté, l’artiste y démontre, à notre avis par l’image, la valeur puissante de la fiction et ses liens indissolubles avec le réel. Passant par le sujet, lieu fort des événements vécus, Michael Matthys, incarne sa narration autant dans la réalisation d’un livre à venir que dans la réalisation de dessins, de fusains, et de tableaux complètement autonomes qui sont autant de pièces à conviction de la nature réelle du récit. Ses œuvres, se situant aux confluents de l’histoire personnelle, de l’histoire familiale, et même occidentale, ne cessent d’engendrer de nouveaux horizons. C’est là que la linéarité inexorable des vues engendrées par un sujet explorateur côtoie les chevauchements temporels d’un autre sujet, qui n’est autre que le lecteur actuel des planches, et Michael Matthys lui-même.

A l’occasion de l’exposition, l’artiste présentera une série de dessins à la plume qui ont été réalisés sur des crayonnés originaux, c’est-à-dire sur les esquisses primitives de sa narration graphique. Si leur réalisation a marqué l’accomplissement chez l’artiste d‘une étape supplémentaire marquant le dépassement de son horizon technique premier, cela a également traduit chez lui une conquête de liberté graphique et individuelle nouvelle où ses premières ébauches pouvaient reprendre une place de choix dans son questionnement. Souhaitant entendre l’artiste à ce propos, nous l’avons rencontré pour un échange autour du développement de son œuvre contemporaine qui se manifeste avec autant de justesse et de nécessité par la voie du livre que par le biais d’expositions de pièces autonomes.

Michael Matthys : En fait, la question au cœur d’un projet comme celui-ci, c’est qu’il ne s’achève pas. Cette exposition chez Jacques Cerami reprend les crayonnés originaux du projet. Je les ai retravaillés à la plume, car je trouvais qu’il y avait quelque choses dans ceux-ci. Ce qu’il faut noter, c’est que ce projet partant du livre « Au cœur des ténèbres » de Joseph Conrad nourrit plein d’autres choses qui sont beaucoup plus larges. Ce n’est pas une commande. Et ce n’est pas alimentaire non plus. Certaines choses s’en dégagent qui finissent par avoir une valeur tout à fait autonome.

Annabelle Dupret : Ton regard nous renvoie je pense à la question du sujet. Ce que tes planches révèlent, c’est un roman de progression, de traversée, jusqu’au-boutiste et extrême. Dans cette approche, tu proposes une lecture qui s’approche de la caméra subjective, c’est-à-dire de plans qui semblent tous avoir en commun d’être vus par un seul sujet explorateur. C’est comme si tu rendais visibles des faits qui n’avaient été vus que par une seule personne. Or, matériellement, nous n’avons aucune trace visuelle de tout ce que cet explorateur a vu. C’est toi qui en fait (est) la trace. Ce sont des faits puissants et très forts, extrêmes, qui ont dû marquer le personnage principal du livre de manière inaltérable. Mais ces faits, parallèlement, disparaissent dans l’oubli avec la fin de celui-ci. Ceux-ci n’ont pas survécus à l’histoire. Cependant, par ton travail visuel, tu te présentes comme la possibilité de les faire émerger à nouveau, par le biais d’un champ fictif puissant. La teneur de cette fiction, c’est qu’elle fait appel à des faits immémorés d’une telle ampleur que l’on ne peut trancher entre réel et fiction. Pour le lecteur, ce point extrême et insoutenable ne peut vraisemblablement pas être réel. Mais dans un même mouvement, en parcourant les planches, il suit les traces de ta subjectivité qui est un véritable canal, taillé dans le réel.

Michael Matthys : Le personnage principal est très peu présent tout au long du livre. C’est vraiment à la fin du récit qu’on se pose sur lui, et qu’on constate que c’est un personnage assez peu intéressant. Qui est assez misérable. Qui a tout d’abord voulu se marier pour l’argent, puis qui ne s’est pas marié, et qui est parti au Congo pour gagner de l’argent et faire quelque chose. Et donc, ce n’est pas forcément une bonne personne. Comme il est assez talentueux, il arrive à mettre en place une activité et à gagner beaucoup d’argent. Ça marche, ça marche. Il va très très loin, et puis quelque part il va trop loin. Et il perd pieds. Mais cette histoire est racontée par le narrateur qui est Marlow. Moi, je ne développe pas ce personnage-là. Ce n’est pas lui qui parle. Kurtz, par contre, on sait qui il est par des traces qu’il a laissées. Mais personne ne sait pourquoi il en est arrivé là. Ce sont les horreurs de la guerre. Il semble que tous les explorateurs perdent pieds à un moment donné. Ils finissent par perdre le contrôle et par faire des choses atroces. Mais je ne veux surtout pas expliquer tout cela dans le livre et le projet.

Annabelle Dupret : Ce sont des faits qui étaient au premier plan de ces explorateurs, et qui ont en quelque sorte été noyés dans l’oubli. Des faits extrêmes pourtant. On a également une idée de progression linéaire, de continuité inexorable. Le cheminement d’un sujet à travers des décors qui se succèdent sans qu’il quitte cette voie. Peux-tu relier ce projet que tu avais entamé avec ta famille, et ensuite avec des collectionneurs, en travaillant avec leur sang ? Ces projets semblent se croiser et se recouper.

Michael Matthys : Oui, dans le cas de ma famille, il y a beaucoup de personnes qui sont parties au Congo, comme c’est le cas de nombreuses familles belges. Mais j’avais déjà, à ce moment, le projet de Conrad en gestation.

Annabelle Dupret : Je suppose que ces projets répondent chacun à des nécessités communes.

Michael Matthys : Cela se préparait déjà depuis l’origine de mon travail. Quand j’étais aux études, j’avais travaillé sur Aguirre. Et c’est ensuite, en lisant Conrad, que j’ai constaté que c’était parfait pour ce que je voulais faire. De plus, le lien se faisait automatiquement, car il y avait ma famille qui était aussi composée d’anciens colons. Donc, le lien s’est aussi fait par le biais de mon questionnement sur la famille.

Annabelle Dupret : Comment se fait l’agencement des images pour le livre ? Est-ce qu’une image en engendre une autre ? Est-ce qu’il y a une structuration ultérieure ? Comment se compose l’ordonnancement ?

Michael Matthys : J’ai commencé avec toute une série de dessins, très gestuels, et puis, je les ai regardés pour faire la maquette. Il m’a fallu beaucoup de temps pour faire la maquette, car je permutais chaque pièce de manière continue. Beaucoup de planches ont été détruites ou reconstruites. A chaque étape, je dirais en fait que le livre a été mémorisé, c’est-à-dire complètement intériorisé. J’avais l’ensemble à l’esprit. L’agencement est un moment très mental. Mais ce n’est pas du tout cartésien ou logique. C’est vraiment mon ressenti qui guide le rythme, etc. Et donc, selon moi, cela peut toujours encore bouger. J’ajouterais que c’est surtout mon travail en galerie qui m’a permis de penser l’agencement de cette manière. Car certaines pièces devenaient autonomes tout en représentant une part du récit. Cela se fait sur mon mur, j’y pose les planches, je les vois en permanence, et je peux les permuter. Pour moi, c’est fondamental de les manipuler.

Annabelle Dupret : Peux-tu me parler de ce qui va se trouver à la galerie Cerami ?

Michael Matthys : En fait, ce seront les dessins d’origine. Je suis revenu récemment à la plume sur ces dessins. Ensuite, j’ai fait une sélection dans ces crayonnés encrés à la plume. Certaines pages avaient été abîmées par des empreintes de sang. Ce sont des dessins préparatoires, sur lesquels je suis revenu pour travailler.

Annabelle Dupret : Ils sont devenus une tranche de plus pour le récit je suppose ?

Michael Matthys : D’habitude, je jette ces dessins. Mais cette fois-ci, je voulais revenir dessus. Et c’est avec ceux-ci que la question du geste s’est posée. Suite à cela, je me suis retrouvé à faire du dessin à la plume, alors que je ne voulais plus toucher à cette technique depuis de nombreuses années. C’est quelque chose qui m’avait posé problème pendant mes études. Et c’est justement suite à ces dessins que l’occasion d’aborder cette technique avec souplesse est revenue. Je me retrouve avec une liberté totale à la plume, avec des sensations nouvelles au niveau du dessin. Aujourd’hui, je pourrais même envisager un récit à la plume. Je n’ai plus cette barrière qui m’empêchait d’encrer et de passer à cette technique. Alors qu’avant, ce n’était pas possible. C’est donc le côté graphique qui revient et que je vais montrer à cette occasion.