'InSides' FRANK DEPOORTER & LORE RABAUT
Avant d'être un texte, un livre est une boîte - un parallélépipède et un récipient destiné à contenir des objets -, d'emblée, il est entier et fini. Avec sa couverture pour couvercle, il ouvre sur une histoire particulière, sur l'imaginaire, il est un monde. Ouvrir un livre, c'est le déplier, passer du parallélépipède sage et rangé à un monde bouillonnant, du fini de l'objet à l'infini de l'imaginaire. Ouvrir un livre c'est traverser une frontière entre deux univers : celui des livres enclos sous leurs couvertures et celui du monde extérieur. Le livre condense en lui l’essence même de l’homme ; indépendamment de ce que l'on va découvrir entre ses lignes, le livre reflète l'humain : il prolonge le corps et la parole. Et s'il possède toutes les qualités d'une construction géométrique, le vocabulaire utilisé pour le décrire fait aussi de lui un organisme - il a une tête, un pied, un dos, un corps - avec ses atours - une coiffe, un plat et un contreplat. Ouvrir un livre consiste à circuler parmi les images mentales, mais aussi à pénétrer dans un monde intérieur.
Les artistes Frank Depoorter et Lore Rabaut font aussi œuvre commune, et celle-ci a pris à plusieurs reprises la forme de livres. Ils disposent les volumes qu'ils fabriquent sur des structures conçues en relation avec l'espace d'exposition. Ainsi, au centre de la salle Nottebohm de la bibliothèque Hendrik Conscience d'Anvers, une structure blanche qui tenait à la fois de la table de lecture et du rayonnage semblait flotter, à Alost, les socles sur lesquels les livres ouverts étaient déposés formaient un paysage urbain imaginaire. Ici, dans la galerie Jacques Cerami, des étagères supportent chacune les volumes ouverts ou fermés. Les reliures sont grises, bleu foncé ou vert céladon, des couleurs qu'utilisaient les peintres flamands du quinzième siècle pour figurer l'infini, cet "interminable seuil du regard" ainsi que le nomme Georges Didi-Huberman. Ce sont encore ces couleurs que l'on retrouve dans les miniatures du Moyen Âge qui sont de véritables portes d'entrée dans un autre espace.
Ouvrir un des volumes de Frank Depoorter et de Lore Rabaut nous projette dans un univers immaculé. Nous surplombons une étendue de plâtre séparée au centre par l'envers du dos de la reliure. Plissées, ridées, ondulées, les surfaces se soulèvent et se creusent. Elles peuvent être criblées de protubérances - dunes, buttes, crêtes, tumulus ou aiguilles - ou striées d'un réseau de petits reliefs réguliers, voire quadrillées. Il arrive aussi que des volumes, dômes ou cubes, s'y déposent, figurant une intervention architecturale dans ces paysages imaginaires. L'absence d'échelle brouille les pistes et l'on ne sait pas si ce creux figure un puits ou l'enfoncement d'un doigt dans une surface molle, si l'image en trois dimensions que nous avons sous les yeux relève du microscopique ou du terrestre.
Ces mondes intérieurs sculptés dans le plâtre, blancs comme des écrans, contenus dans ces livres-boîtes que l'on peut ouvrir ou fermer, sont des photographies mentales. Enfermés sous la reliure toilée, on peut les emporter avec soi, les cacher aux regards indiscrets et les ouvrir pour y projeter ses propres constructions imaginaires, ses pensées, ses désirs.
Colette DUBOIS, novembre 2012.