Sans le mouvement, la lumière s’en va
Stefan Vanthuyne, 2021
La photographie nous permet, pendant un bref instant, de découvrir un monde qui n'est pas le nôtre, d'avoir un aperçu de vies qui ne sont pas les nôtres.
Comment s'y prend-elle et qui en tire réellement profit - surtout lorsque les pauvres, les migrants ou les personnes socialement marginalisées sont les personnes dont les vies sont exposées - sont des questions qui suscitent discussions intenses et débats approfondis depuis des décennies.
La plupart de ces discussions portent sur ce qu'est la photographie documentaire et à qui elle sert. Elles traitent de pouvoir et de privilèges, de représentation et d'exploitation. Elles traitent de la manière dont ces images peuvent créer le changement ou comment elles maintiennent le statu quo. Ce sont toutes des discussions qui entourent le travail documentaire, qui s'en inspirent, mais qui risquent parfois de prendre le pas sur ce qui est vraiment en son cœur : la vie et l'histoire des personnes qui sont photographiées.
Tout cela, bien sûr, est très délicat ; tout cela dépend fortement des motivations et des intentions du photographe, et plus encore de la position qu'il adopte par rapport à ses sujets.
Vincen Beeckman se déplace et travaille au sein de communautés et de lieux qui sont souvent négligés, évités ou ignorés. Bien qu'il ne s'y cantonne pas, Bruxelles est la ville à laquelle il s'est le plus consacré. Il connaît ses points faibles, il sait où se trouvent ses cicatrices.
Au cours d'un projet d'un an au Petit Rempart, un refuge d'urgence pour personnes sans abri, Beeckman nous montre comment la lumière disparaît d’une pièce lorsqu'il n'y a plus de mouvement.
Plus tôt dans le petit zine, il avait ajouté que rien ne semble avoir changé depuis sa visite précédente : c'était "comme si j'avais appuyé sur Pause puis Play". Sur la couverture du Petit Rempart, un enfant se protège les yeux du flash violent avec son bras - "Anna a toujours un peu peur de l'espoir", lit-on sur le côté. Un autre enfant est à moitié caché derrière un canapé. Les adultes n'ont pas peur de l'objectif. Une femme, allongée sur un canapé, lui demande de la prendre en photo. Certains semblent amusés ou charmés par la présence de Beeckman. Ils se montrent chaleureux, sourient simplement ou posent en se rapprochant d'un ami. Ils ne le provoquent ni le défient. Ils ne semblent pas impressionnés par sa petite machine à clichés instantanés et son puissant flash tout blanc. Un homme a perdu un œil, mais il ne cherche pas à le cacher. D’autres fument des cigarettes. Ils ont l'air fatigués.
Beeckman n'est pas militant, il ne revendique pas la justice sociale à travers son travail. Il n'est pas non plus travailleur social. Il ne résout pas les problèmes quotidiens de ces personnes ni leurs difficultés à long terme. Il n'est pas vraiment leur ami, non plus. C'est quelqu'un qui va et qui vient, une présence sociable dans leur vie. C'est quelqu'un qui entre dans la pièce et qui, ce faisant, rallume la lumière pour eux, même si ce n'est que le temps d'une visite. Il leur offre sa bonne énergie, son attention et ses photos, comme un moyen de communiquer. Il leur offre une connexion. Qu'il prenne les photos lui-même ou qu'il récupère les appareils jetables qu'il distribue aux personnes qui vivent dans la rue (si tant est qu'il les récupère, ce qui est souvent une question de temps et de confiance), comme il le fait avec le projet Cracks, Beeckman tient un journal, il garde la trace de la vie de ses sujets sur les bobines de photos qu'il prend ou qu'il développe, qu'il répertorie et numérote méticuleusement dans ses cahiers remplis de petites photos et de notes.
Une femme aux yeux sombres et aimables, une cigarette, elle vient d'apprendre qu'elle doit quitter le pays. Elle ne peut pas travailler à cause de sa mauvaise santé, même si son rêve est d'ouvrir un magasin par ici. Un vieil homme, qui traîne près de l'arrêt de tram, dit qu'il veut l'épouser. Juste pour l'aider, rien de plus.
Certaines personnes sur les photos dorment. Quand il n'y a pas de mouvement, la lumière s'éteint.
Quand Beeckman leur rend visite, ou quand les appareils photo circulent en son absence, il y a des éclairs lumineux qui se déclenchent. Il y a des explosions de vie le long des chemins de ces gens qui ne mènent pas toujours à la bonne fortune, il y a des éclats de joie et d'excitation.
La photographie devient une raison de bouger, de poser, de jouer. Pourtant, ils refusent d'être figés ou encadrés. Tout dans le cadre est vibrant et vital - même la douleur. Mais il y a aussi de longues et persistantes lueurs de tendresse, comme dans le travail que Beeckman a réalisé avec Claude et Lily. Il n'y a pas une seule image où ces deux corps humains, durement éprouvés, ne se touchent pas. Il n'y a pas une seule photo où l'un n'a pas son bras autour de l'autre, où ils s'accrochent l'un à l'autre pour se protéger, pour se réchauffer, pour vivre, pour aimer.
La position de Beeckman est celle d'un observateur engagé. Il ne prétendra jamais qu'il connaît ou comprend totalement comprendre ce que ces personnes vivent, mais il exprime un intérêt authentique et sincère pour elles. Il recherche leur personnalité plutôt que leur condition. Ce qu'il espère, c'est construire une relation, une relation qui serait impossible sans le potentiel de connexion du média avec lequel il travaille. Ainsi, tous ses projets sont participatifs par nature. Il n'y a cependant pas d'accord déterminé, ce que Beeckman comprend et respecte ; leur accord est ouvert au changement, un changement qui est à prendre ou à laisser.
Tel est le contexte dans lequel il opère, telle est la vie de ses sujets et collaborateurs. Même s'il y a des attentes, il n'y a pas d'illusions. Les images qui en résultent peuvent être peu attrayantes ou choquantes. Mais dans leur honnêteté directe, elles ne manquent jamais d'émouvoir.
Les photographies ne sont pas des objets à considérer comme des biens précieux, mais elles font partie d'un véritable échange de moments et d'histoires. Elles donnent de la valeur et de la reconnaissance aux personnes concernées. Ce sont des cadeaux attentionnés et appréciés. La confiance vient du fait que l'on leur rend leur image, qu'on les laisse s'approprier leur image au lieu de leur prendre. Cela leur donne un moment de reconnaissance, un sentiment de dignité. La photographie est alors une excuse pour Beeckman de revenir vers eux, de les revoir. En ce sens, il s'agit de prendre soin d'eux. Il n'est pas proche, car il n'est pas l'un d'entre eux. Pourtant, il n'est jamais loin. Parfois, il suffit d'un coup de fil pour leur rendre visite. Alors il vient,… et il rallume la lumière.
movement, the light goes out
Stefan Vanthuyne, 2021
Photography allows us, for a brief moment, to discover a world that isn’t our own, to receive a
glimpse of the lives that aren’t ours. How it does that, and who really gains something from this,
especially when the poor, the immigrants or the socially marginalized are the people whose lives
are on display, has been the subject of substantial discussion and debate for many decades.
Most of these discussions deal with what documentary photography is and who it serves; they
deal with power and privilege; they deal with representation and exploitation. They deal with how
these images can create change or how they maintain the status-quo. These are all discussions
that surround documentary work, take their cues from it, but also sometimes run the risk of
overriding what is really at the heart of it: the lives and the stories of the subjects. All of this,
needless to say, is very delicate; all of this heavily depends on the motives and intentions of the
photographer, and even more so on the position he takes, relative to his subjects.
Vincen Beeckman moves and works within communities and places that are often overlooked,
avoided or ignored. Although he doesn’t restrict himself to it, Brussels is the city to whom he has
been most devoted. He knows her soft tissue, he knows where her scars are located. During a
yearlong project in Le Petit Rempart, an emergency shelter for the homeless, Beeckman notes
how the light in the room goes out when there’s no movement. Earlier on in the small zine he
mentions this as well. He writes how nothing seems to have changed since his visit prior to this
one: it was “As if I had pressed Pause and then Play.” On the cover of Le Petit Rempart, a child
protects her eyes from the hard flash with one arm – “Anna always is a little bit scared of hope”, it
reads on the side. Another child is half hidden behind a couch. The adults don’t shy away from
the camera. A woman, stretched out on the canapé, asks him to take her picture. Some seem to
be amused or charmed by Beeckman being there; they show themselves as warm people, simply
smiling or posing closely together with a friend. They don’t challenge or defy him; they mostly
seem unimpressed by his little picture snapping machine with the hard white flash. One man is
missing an eye, but he makes no attempt to conceal it. They smoke cigarettes. They look tired.
Beeckman is not an activist, he doesn’t demand social justice through his work. He is not a social
worker either; he doesn’t solve these people’s daily problems or long-term issues. He is not really
their friend, either. He is someone who comes and goes, a sociable presence in their lives. He is
someone who enters the room and by doing so turns the light back on for them, even if only for
the time of the visit. He is offering them his good energy, his attention and his photographs, as a
way of communicating. He offers them a connection. Whether he makes the photographs himself
or he retrieves the disposable camera’s he hands out to the people living on the streets (if he gets
them back at all, which often is a matter of time and trust), as he does with the Cracks project,
Beeckman is a diarist, keeping track of his subject’s lives through the different film rolls he shoots
or develops, which he then meticulously lists and numbers in his journals that are filled with small
pictures and written entries. About a woman with kind dark eyes and a cigarette who received
news that she has to leave the country. She can’t work because of her bad health, even though
she has dreams of opening up a shop here. An old man, who hangs out near the tram stop, says
he wants to marry her. Just to help her out, nothing more.
Some people in the photographs sleep. When there’s no movement, the light goes out.
When Beeckman visits, or when cameras are being passed around in his absence, some bright
flashes of light go off. There are explosions of life; along these people’s paths that don’t always
lead to good fortune, there are firecrackers of joy and excitement. Photography becomes a
reason to move, to pose, to perform. Still, they refuse to be frozen or framed; instead everything
in the frame is vibrant and vital – even pain. But there are also long and lingering glows of
tenderness, like in the work Beeckman made together with Claude and Lily, where there is not a
single image where these two hard-beaten human bodies are not touching each other; where
there is hardly a photograph where one doesn’t have his or her arm around the other, where they
cling onto one another for safety, for warmth, for life, for love.
Beeckman’s position is that of an engaged observer. He will never claim he fully knows or
understands their experience, but he expresses a genuine and sincere interest in it. He looks for
their personality rather than their condition. What he hopes for is to build a relationship, one that
would not be possible without the connecting potential of the medium he works with. As such, all
of his projects are participative by nature. There is however no fixed agreement, this Beeckman
understands and respects; it is one that is open for change, change that he has to take or leave;
such is the context in which he operates, such is the life his subjects and collaborators live. Even
if there would be expectations, there are no illusions. The resulting images might be unappealing,
or shocking. But in their direct honesty they never fail to move.
The photographs are not objects to be looked at as precious things; rather, they are part of a real
exchange of moments and stories. They give value and validation to the people involved; they
are thoughtful and appreciated gifts. Trust comes from giving their image back to them; from
letting them own it instead of taking it away from them. It gives them a moment of recognition, a
sense of dignity. Photography, then, is an excuse for Beeckman to return to them, to check up on
them. In that sense it is about caring for them. He is not close, as he is not one of them. Still, he is
never far away; sometimes all it takes to visit them is a phone call. And then he comes, and he
turns the light on again.