Cela fait vingt ans que Michel Couturier (1957) arpente et questionne les paysages (péri)urbains, tissant des liens entre passé et présent, entre traces mythologiques et signes contemporains. De la photographie, il a lentement dérivé vers la vidéo et le dessin, offrant à travers ses expositions de voyager entre les médiums pour (se) raconter une histoire à la fois spatiale et sociologique, matérielle et poétique. Mais d’une poésie âpre, rude : celle de lieux que Couturier estime inhabitables, à la rencontre desquels il se rend pour tenter, malgré tout, de voir comment on les occupe, comment on y vit. Parkings de supermarchés, ports industriels : des lieux à visée utilitaire, construits de manière totalitaire où les rares silhouettes humaines présentes apparaissent perdues, écrasées dans l’immensité. Les ports ont fait irruption dans son œuvre quand l’artiste bruxellois vivait à Lille il y a quelques années. Des premières explorations à Calais et Douvres, il s’est ensuite rendu en Sicile, abordant en creux la question migratoire mais aussi celle de l’industrie pétrochimique, du commerce, de l’Antiquité grecque et romaine. Observateur silencieux, il se fait le plus discret possible : « Il est interdit de filmer dans les ports et obtenir une autorisation est impossible. Je dois me cacher » raconte-t-il. SURGISSEMENT(S) Après une exposition au Musée de la photographie à Charleroi en 2015, un livre chez ARP Éditions et la présentation d’Un royaume sans frontière en 2018, la nouvelle exposition présente chez Jacques Cerami cet automne explore le béton armé : trois immenses photos tirées sur bâche et sept grands dessins réalisés en 2020 occupent les cimaises de la galerie et d’un second espace – brut et vaste – tout proche. « J’ai entrepris de dessiner des fers à béton au pastel sec, raconte l’artiste qui, depuis onze ans, pratique en parallèle différents médiums : À travers le dessin, je cherche des formes, des détails pour révéler, découvrir, faire surgir une trace du passé, une origine, une filiation ou un signe du présent. Quelque chose qui se manifeste dans des détails petits ou grands, que je reproduis ensuite sur papier. C’est assez intuitif… » Évoquant aussi bien Walter Benjamin que le cinéma de Jean Eustache ou John Cassavetes, Michel Couturier revendique une filiation avec cette pratique filmique – issue de la Nouvelle Vague ou du documentaire – relevant de l’expérience du réel où tout n’est pas maîtrisé : « Des blocs de réalité peuvent surgir, à la fois dans l’image et dans ma manière de faire. Mon travail va vers quelque chose d’assez pur – comme un tableau relatant une histoire intemporelle – mais reste accroché à une expérience – la photo comme acte –, est débordé par le monde dans lequel on vit. » Ce qui intéresse Couturier, ce n’est pas seulement la reproduction d’une idée mais un processus, un protocole d’expérience qui raconte une histoire à travers des œuvres, des matières – bâches, dessins, craie sur papier – et des couleurs – noir, or, argent. « Ce que les œuvres représentent est à la fois tout à fait identifiable et en même temps méconnaissable : les cailloux ne sont pas des cailloux, les pylônes et les enseignes suggèrent des arbres et des forêts, les parkings nous parlent d’incommunicabilité, d’aliénation. Les ports et les paysages de voyage réfèrent aux échanges, aux flux migratoires, aux rencontres et aux tensions entre les cultures », explique Rosa Anna Musumeci à son sujet. Têtes de Gorgone ou autres créatures mythologiques transformant magiquement les vestiges post-industriels de notre monde contemporain, les fers à béton d’un noir pur surgissent silencieusement sur la feuille, n’ayant que leur présence mutique, entière, atemporelle, d’une franche beauté, pour s’ériger et exister. ALIÉNOR DEBROCQ . Exposition du10 oct au 14 nov 2020
Le Soir MAD MERCREDI 28 OCTOBRE 2020